Le silence.
Un silence de mort, encore et toujours. N'y avait-il donc que ça, la nuit? De là-haut, les étoiles, lueurs presque invisibles dans le ciel d'un noir d'encre, brillent. Les silhouettes des arbres, se découpant sur la lumière que projetait la lune sur l'eau lisse du lac, ombres sombres et menaçantes. Sur une branche, les yeux ambrés d'une chouette trouaient la pénombre. Elle aussi ne faisait pas le moindre bruit. Tout semblait calme. Mais qui savait ce qu'il en était réellement? Personne ne pouvait avoir la prétention de connaître comme sa poche l'envers du décor. C'était trop mystérieux... Trop changeant. Le néant. Il ne se passait rien, on en revenait toujours au même point : pas le moindre mouvement, pas le moindre bruissement de feuilles, pas la moindre brise. Désespérant. Heureusement que le jour était là pour ce qui manquait. Mais il avait aussi des inconvénients. L'agitation permanente, la chaleur, la foule. La jeune fille sursauta. Un vol de corbeau, qui passait en croassant. Une plume tomba près d'elle, mais elle ne fit pas l'effort de la ramasser. Cela n'avait, d'ailleurs, aucun intérêt. Du noir, sur le sol sombre, pas la moindre illumination pour l'éclairer. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Ses yeux bleus azur suivirent un instant le trajet des oiseaux, avant de revenir au lac. La lune parait la surface d'une douce couleur argentée. Joli. Un autre bruit, à peine perceptible, rompit de nouveaux la tranquillité, qui devait presque pesante. Brisant la lenteur des moindres mouvements des arbres, du paysage, de sa propre ombre, Ciel se retourna prestement. Qui pouvait bien être debout, à cette heure là? A part elle, haha. La dernière fois qu'elle avait consulté une montre, il était vingt-trois heures. Autrement dit, maintenant, on ne devait pas être très loin de minuit. Et la fatigue commençait à se faire sentir. Elle était juste sortie faire un tour, et maintenant, elle n'avait plus la moindre envie de repartir. La demoiselle se sentait bien ici, et elle n'avait pas l'intention de rentrer au manoir. Pas tout de suite, en tout cas.

« Qui est-ce? »

Elle avait posé la question sans réfléchir. Elle n'avait entendu personne, jusque là. Mais il y en avait forcément une, puisqu'on lui répondait. Un craquement se fait entendre. Donc, il y avait quelqu'un? Ce "quelqu'un" devait avoir marché sur des branches, sans regarder où il allait. En même temps, le soir...

« Cela dépends de vos intentions et des raisons de votre présence... » répondit une voix.

Une voix plus aiguës que celles que Ciel avait l'habitude d'entendre. Alors c'était une femme? Sans doute, les hommes n'avaient pas une voix pareille... Et puis... De toute façon, ça sautait aux yeux, enfin aux oreilles plutôt, alors ça ne servit à rien d'approfondir le débat, point. En tout cas, elle était contente. Certes, elle appréciait le calme, après des journées passées à surveiller ses domestiques -n'était-ce pas plutôt l'inverse, en règle générale?- oui, pire, à participer aux bals, dîners, galas, et j'en passe. Elle aurait largement préféré faire autre chose. Passer du temps avec ceux qu'elle aimait. S'en occuper, s'amuser, même s'ennuyer était devenu un luxe auquel elle n'avait accès que le soir. Mais à force, elle finissait par s'ennuyer de l'ennui. Hm-hm. Bizarre, certes, je vous l'accorde. En même temps, puisqu'elle avait du temps à revendre, ne dormant pas, elle pouvait bien s'accorder d'autres choses... Ciel se retourna vers la présence et, ses yeux étant habitués à l'obscurité, elle la détailla. Blonde, les yeux bleus, très belle. Certaines filles devaient la poursuivre, fooooolles de rage et surtout de jalousie... La jeune fille, elle, n'était pas jalouse. Elle était très belle aussi, mais on ne l'importunait pas pour autant. Pour si peu. A voir. Ce n'était pas comme si elle aimait particulièrement séduire, aussi. Avant... Oui... ça la faisait rire. De voir tous ces idiots tomber dans ses filets, complètement aveuglés par sa soi-disant perfection. Mais maintenant, plus vraiment. C'est vrai, quoi, elle aimait Sebastian et c'était réciproque, alors quelle raisons avait-elle de se balader suivie de dizaines de jeunes hommes à sa suite? Peu. Aucune. En plus, ils étaient encombrants. Mais elle le cherchait.

« Je n'ai pas de raison particulière d'être ici. Je vis, juste. Je m'éloigne des gens étouffants qui peuplent Londres. Je respire... enfin. »

La jeune fille avait parlé très lentement, détachant chaque mot l'un de l'autre, avec sa jolie voix. Un sourire discret se forma sur ses lèvres rosées, puis elle s'étira nonchalamment. Elle regarda Kira avec innocente, persuadées qu'elles pouvaient s'entendre. Ce n'était pas prouvé. Les démons étaient, en général, plus solitaires qu'autre chose. Mais est-ce qu'accepter cela comme une fatalité allait faire avancer les choses? Ça restait à démontrer.

« Respirer... Oui... Moi c'est plutôt pour m'isoler, loin de tout ses humains pressant et agités... Je suis Kira Malaï, Démone d'environ mille cinq cents ans. Enchantée de faire votre connaissance! »

Ciel lui serra la main, tout sourire. S'isoler... Respirer... ça revenait au même, en fait. Elle s'assit avec Kira sur un banc. C'était quand même mieux sans tous les humains, ou pire, des vampires, ou des trucs comme ça, qui peuplaient Londres toute la journée. Par contre le soir... Plus personne. C'était mieux. On pouvait revivre. Des fois, elle avait franchement envie de crier « Mais fichez-moi la paix, à la fin, laissez-moi respirer! ». Sinon... MILLE CINQ-CENT ANS? Eh bah dis-donc. Donc l'une des premières. Pas comme Ciel, elle, ça faisait même pas un mois. On les accusait toujours d'être affreux, sortis tout droit des ténèbres ou je-ne-sais quoi... Pourtant, c'était bien, d'être un démon. A ta disposition, la télépathie, la vision nocturne et d'autres pouvoirs qui se développaient au fil du temps. Mais là n'était pas la question.

« Moi c'est Ciel... Ciel Phantomhive. Je pense qu'on me connaît, non? Tout le monde me connaît... C'est sacrément gênant, pas moyen de faire un pas sans se faire remarquer... »

Enfin, elle n'avait plus qu'à attendre un siècle, quand tout le monde la croirait morte, elle pourrait ENFIN vivre. La vraie vie, pas celle où tu reste enfermée à longueur de journée dans un manoir, à réparer les idioties de May Linn et compagnie, et de faire semblant d'ignorer l'homme que tu aimes le plus au monde avant que tout le monde ne se soit endormi... Et après, on vous vantait la liberté à change coin de rue, en insinuant qu'il y avait pire ailleurs... C'était peut-être leur point de vue, mais pas celui de la jeune fille. A quoi bon être libre, si tout le monde te surveillait tout le temps? C'était un paradoxe. Les gens étaient vraiment crétins, des fois. Kira, elle, avait l'air de comprendre son point de vue. Et il n'y en avait pas beaucoup. C'était comme trouver une oasis dans un désert. Une bonne occasion.